Portrait d’Alfred de Noailles (1825-1895)

1. Un jeune noble parisien loin de Buzet

Alfred Louis Marie de Noailles, naquit le 14 janvier 1825 à Paris, où son père, Alexis de Noailles, menait alors une brillante carrière politique, étant ministre d’Etat. Descendant d’une illustre famille noble du Limousin acquise aux idéaux des Lumières : le plus célèbre représentant de la famille – le grand-père d’Alfred –, Louis Marc Antoine de Noailles, fut celui qui proposa l’abolition des privilèges à de l’Assemblée Nationale, lors de la célèbre nuit du 4 août 1789. Ce même grand-père avait participé à la guerre d’indépendance américaine aux côtés de La Fayette, et c’est aux Etats-Unis qu’il se réfugia avec sa famille. Alfred de Noailles fut élevé à Paris, mais dans un environnement bilingue anglo-français, avec une nourrice nommée Madame O’Connor. C’est en Anglais que son père lui écrivait :

Arch. Nat., 111AP 8 : Une lettre d’Alexis de Noailles écrite au jeune Alfred (6 ans en 1831)

Le décès du père d’Alfred en 1835, puis de sa mère l’année suivante laissa Alfred jeune orphelin. Il fut toutefois pris sous son aile par Guizot, l’influent ministre libéral du roi Louis-Philippe. C’est ainsi qu’il entra comme son père avant lui dans le monde politique. A seize ans à peine, il s’intéressa à l’Asie du Sud et de l’Est, et adressa trois mémoires à Guizot sur le sujet. En 1847-1848, âgé de 22 ans, il effectua en tant qu’attaché d’ambassade à la légation française en Chine un long voyage de plusieurs mois par bateau, qui le mena au Cap, puis en Malaisie et finalement en Chine. La révolution de 1848 changea peu de chose pour ce jeune homme brillant, qui continua sa carrière dans la bonne société. Vivant toujours à Paris en tant qu’attaché d’ambassade, il fut en 1849 capitaine à l’état-major général des Gardes Nationales de la Seine.

2. La succession de Buzet

En 1852, Alfred épousa Marie de Beaumont et devint propriétaire du château de Buzet. Les Beaumont du Repaire avaient récupéré le titre de châtelains de Buzet lorsque Christophe de Beaumont avait épousé Joséphine de Grossolles en 1798. Alors que la pérennité de la lignée semblait assurée, puisque le couple avait eu deux fils et un petit-fils, en deux années terribles (1843-44), les trois générations d’héritiers de Buzet moururent. Françoise Pauline Marie de Beaumont (1833-1915), jeune fille encore mineure, devint l’unique héritière du château de Buzet après la renonciation de son oncle Amédée.

Hélas pour Marie de Beaumont et sa mère, Thaïs de Perrochel, les années 1840 virent s’enchaîner les hivers rigoureux et les mauvaises récoltes, aussi durent-elles lourdement s’endetter auprès de créanciers bordelais pour entretenir le château de Buzet et ses domaines. Le mariage de Marie avec Alfred de Noailles, le 29 avril 1852, fut une véritable aubaine : il était un riche héritier d’une des familles nobles les plus en vue de France, mais aussi un gestionnaire rigoureux de ses biens. Marie de Beaumont lui apporta en dot le château de Buzet, mais Alfred paya bien plus d’argent encore dans les années qui suivirent pour rembourser les dettes du château.

Alfred trouva le domaine de Buzet dans un état assez déplorable. Voyant l’état des comptes de la régie du château, il s’en plaignit à sa belle-mère, Thaïs de Perrochel, qui rejeta la faute sur d’autres, et lui suggéra de vendre une partie du domaine pour éponger des dettes structurelles de l’exploitation. Mais la vie à Buzet plaisait fortement à Marie de Beaumont, et surtout Alfred de Noailles lui-même était tombé amoureux de ce domaine agricole. Dans un rapport de 1885 sur l’exploitation de son domaine, il expliqua avoir perçu très vite le potentiel de Buzet ; « C’était une belle terre, mais dans un état effroyable de culture. » Lui qui avait vécu jusqu’alors à Paris décida d’habiter le plus clair de son temps en Lot-et-Garonne.

3. Alfred de Noailles et Buzet

La première décennie d’Alfred de Noailles à Buzet fut difficile. Il dut redresser les finances d’une exploitation structurellement déficitaire, tout en faisant face à des intempéries plus nombreuses qu’à l’habitude. En 1853, 1854 et 1856, les inondations de la Garonne et de la Baïse emportèrent toutes ses récoltes. C’est pourquoi il fit construire à ses frais le long des rives de la Baïse et de la Garonne des digues qui protégèrent efficacement ses terres, mais aussi celles d’autres agriculteurs de Buzet. Tout au long des années 1860 et 1870, il multiplia les travaux pour les renforcer et en colmater les brèches.

Pour rendre profitable le domaine du château de Buzet, il fallait toutefois des changements bien plus profonds. Or, Alfred de Noailles n’était pas châtelain rentier qui comptait sur ses régisseurs pour exploiter ses terres : c’était un passionné de viticulture et un agronome, membre de la Société Impériale d’Agriculture, puis membre du conseil de la Société des Agriculteurs de France. Il comprit vite que les terres du château de Buzet avaient un grand potentiel mal exploité. Cela passa par une modernisation technique, avec l’introduction du fumage, du sulfatage, et l’emploi de vignerons professionnels pour les vendanges. Un bélier hydraulique fut installé en 1873 et le vieux château transformé en château d’eau, afin de mieux irriguer les terres du Haut-Buzet. Il initia aussi une rationalisation des activités, dans une idée que l’on nommerait aujourd’hui des circuits cours : plutôt que d’acheter du fumier, il utilisa celui de ses propres animaux ; il créa aussi un potager dans le parc du château pour nourrir ses travailleurs. Persuadé que l’on pouvait produire un grand cru sur son domaine, il introduisit de nouveaux cépages, presque exclusivement destinés à du vin rouge, là où avant lui, on cultivait beaucoup de vin blanc liquoreux. Il tripla les surfaces dévolues à la vigne.

A. D. Corrèze, 81J 85 : Diplôme de membre de la Société Impériale d’Agriculture d’A. de Noailles (1863)

Les résultats ne se firent pas attendre : entre 1852 et 1880, le prix du vin du château de Buzet fut multiplié par trois ou quatre ! Il avait fait du vin de Buzet un grand cru, à la conservation sans pareille, et il fit jouer ses réseaux internationaux pour l’exporter dans des pays lointains où jamais on n’avait vendu du vin de Lot-et-Garonne : au Japon et en Chine, où il avait été attaché d’ambassade, mais aussi aux Etats-Unis où sa famille avait tant d’attaches. Investissant son temps et sa fortune, il connut un grand succès, et même l’apparition du Phylloxéra à la fin des années 1870 ne ruina pas son exploitation. Au contraire, il fut à la pointe de la recherche pour lutter contre la maladie, et son exploitation passa pour un modèle, que d’autres vignerons visitaient pour imiter.

Grâce aux bénéfices qu’il tira de la vente du vin, Alfred put aussi mener à bien de nombreux travaux dans le parc du château de Buzet. De 1852 au milieu des années 1860, il racheta les dernières maisons du Haut-Buzet, qu’il rasa afin de créer un parc à l’emplacement de l’ancien village. Il racheta aussi l’ancienne église paroissiale, où sa femme aménagea une chapelle privée. Le château ne fut pas en reste. Outre de nombreux aménagements à l’intérieur des bâtiments existants, il fit construire entre 1863 et 1874 une aile à l’Est qui recouvrit la chapelle des seigneurs et fit face à l’aile ouest (qui avait été construite au siècle précédent).

4. Alfred de Noailles hors de Buzet

En parallèle de son engagement dans le domaine de Buzet, Alfred de Noailles ne coupa jamais vraiment les ponts avec la politique. Il continua de se rendre fréquemment à Paris, où il avait un domicile. Protégé de Guizot et héritier d’une famille connue pour ses affinités avec les Lumières, Alfred avait des opinions libérales, d’ailleurs partagées par sa femme, ce qui explique son relatif isolement lors du second empire, où les conservateurs avaient le pouvoir. En revanche, à partir de la proclamation de la troisième république, il fut de nouveau actif à Paris. En 1873, il fit ainsi partie du conseil de guerre qui jugea le maréchal Bazaine, jugé responsable de la défaite lors de la guerre franco-prussienne de 1870. Il n’occupa toutefois de fonction élective que dans les dernières années de sa vie, alors que les idées républicaines qui étaient les siennes triomphaient peu à peu en France. Il était depuis longtemps conseiller municipal, mais décida de se présenter à la mairie de Buzet-sur-Baïse en 1888, et fut élu. C’est à ce titre qu’il participa à des banquets républicains à l’occasion du centenaire de la Révolution Française, à Paris en 1889. En 1892 encore, le journal Le Matin pouvait dire de lui « En un mot, le comte de Noailles est considéré comme un libéral, un progressiste. » A Buzet même, il y eut parfois des tensions avec les conservateurs, mais Alfred était un homme de compromis, qui comptait d’ailleurs parmi ses proches de célèbres figures conservatrices, comme MacMahon ou Lentilhac.

Nous avons évoqué la passion d’Alfred de Noailles pour la viticulture. Sa seule autre passion fut le sport, c’est-à-dire, à son époque, les courses de chevaux. Il fut reçu membre du Jockey-club de Paris en 1848, à son retour de Chine. Dans ce cercle extrêmement élitiste, il « ne tarda pas à se concilier de nombreuses amitiés dans le monde du sport. » Il fut un des hommes à l’origine de la construction de l’hippodrome de Longchamp à partir de 1853, se chargeant de l’appropriation des terrains puis de la construction des tribunes jusqu’en 1870. A ce titre, il fut choisi comme juge lors de la course inaugurale de Longchamp en 1857, et révisa plus tard le Code des courses. En 1864, il fut un des fondateurs de la Société d’Encouragement du Cheval Français, et il occupa la fonction de commissaire des courses sans interruption de 1853 à 1870, puis encore en 1886 et en 1892-1893, pour assurer un intérim que tous lui demandaient à cause de son « autorité incontestée » et « du respect universel » qui entourait son nom.

Il nous reste encore à aborder la question du caractère d’Alfred de Noailles. Dans sa correspondance comme dans ses rapports, on entrevoit un homme méticuleux, attentif et sérieux. Il se montre parfois même méprisant face à ceux qui sont réticents vis-à-vis des innovations qu’il amène à Buzet, ou face à ses vignerons qu’il juge paresseux. Cela dit, Alfred est au fond de lui-même un progressiste, et il se montre aussi très attentif au bien-être de ses métayers, abandonnant par exemple les redevances en blé qu’ils versaient annuellement pour améliorer leur sort. Sévère, mais juste, Alfred de Noailles fut partout vanté dans la presse pour son impartialité et sa bonhomie. Tous s’accordent pour dire qu’il était un parfait gentleman et un homme généreux. Pour appuyer cela, voici un petit florilège des articles que nous avons trouvés à son sujet :

« Il était difficile de faire le choix d’une personnalité plus sympathique. »

Le Figaro, 9 février 1892

« Il suffit de connaître un peu le comte Alfred de Noailles pour se sentir attiré par une invincible sympathie. On ne peut avoir avec lui que des rapports agréables et il est aisé de prédire que ses jugements, s’il est appelé à en rendre, seront empreints de justice et de loyauté, dont il a maintes fois donné les preuves. »

Le Jockey, 11 février 1892

« M. de Noailles, absolument indépendant, emportera les regrets de tous dans sa retraite, et, en ce qui concerne les membres de la presse, ils ne peuvent que déplorer cette décision de M. de Noailles, car il est impossible de rencontrer plus de courtoisie et de meilleure grâce qu’ils n’en ont trouvé chez ce parfait grand seigneur dans les quelques rapports qu’ils ont eu avec lui. »

Auteuil-Longchamps, 7 janvier 1893

« La mort de M. le comte de Noailles causera une vive désolation dans tout le canton de Damazan et plus particulièrement dans la commune de Buzet qu’il administra, longtemps, comme conseiller municipal et comme maire avec autant d’intelligence que de dévouement et de générosité. Malgré sa grande situation mondaine, M. le comte de Noailles était pour tous d’une extrême affabilité et d’une serviabilité infatigable. Aussi méritait-il les vives sympathies qui l’entouraient dans une région où il fit beaucoup de bien et où son souvenir ne périra pas. »

Journal de Lot-et-Garonne, du 25-26 mars 1895

Lorsqu’Alfred de Noailles mourut, le 23 mars 1895, âgé de 71 ans, il laissait derrière lui l’image d’un châtelain-viticulteur résolument moderne, et celle d’un homme courtois et intègre. Dans son testament, rédigé en 1891, il avait suggéré à ses enfants de vendre le château de Noailles qu’il voyait comme une grande charge, mais il entrevoyait pour celui de Buzet un bel avenir. Si jamais il mourait à Buzet, il souhaitait par ailleurs que « on invite tout le monde sans distinction d’opinion » pour ses funérailles, et que quoi qu’il arrive, on fasse ce jour-là une distribution de pain aux pauvres de la commune. Il mourut cependant à son domicile parisien, et c’est à Paris que les funérailles eurent lieu. Malgré l’amour de leur père pour Buzet, aucun de ses cinq enfants ne voulut habiter le château. Ils avaient grandi à Paris, n’avaient pas sa passion pour la vigne et étaient peu attachés au Lot-et-Garonne. Son fils aîné Alexis rapatria le corps d’Alfred dans un caveau familial qu’il créa pour l’occasion à Saint-Aubin (Sarthe).  Lorsque Marie de Beaumont mourut à son tour, en 1915, c’est de Buzet plutôt que de Noailles que les enfants d’Alfred choisirent de se débarrasser, vendant les meilleures terres et abandonnant les cultures ; et transformant ainsi la vie d’Alfred de Noailles en chant du cygne du château de Buzet.

Pierre Courroux

Université de Pau et des Pays de l’Adour